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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ce n’était point par un esprit de haine ou de système, c’était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu’elles s’en doutent.

Malédiction, Cherbourg, à tes parages sinistres ! C’est auprès de Cherbourg que le vent de la colère jeta Édouard III pour ravager notre pays ; c’est non loin de Cherbourg que le vent d’une victoire ennemie brisa la flotte de Tourville ; c’est à Cherbourg que le vent d’une prospérité menteuse repoussa Louis XVI vers son échafaud ; c’est à Cherbourg que le vent de je ne sais quelle rive a emporté nos derniers princes[1]. Les côtes de la Grande-Bretagne, qu’aborda Guillaume le Conquérant, ont vu débarquer Charles le dixième sans pennon et sans lance ; il est allé retrouver, à Holy-Rood, les souvenirs de sa jeunesse, appendus aux murailles du château des Stuarts, comme de vieilles gravures jaunies par le temps.

J’ai peint les trois journées à mesure qu’elles se sont déroulées devant moi ; une certaine couleur de contemporanéité, vraie dans le moment qui s’écoule, fausse après le moment écoulé, s’étend donc sur le tableau. Il n’est révolution si prodigieuse qui, décrite de minute en minute, ne se trouvât réduite aux plus petites proportions. Les événements sortent du sein des choses, comme les hommes du sein de leurs mères, accompagnés des infirmités de la nature. Les misères et les grandeurs sont sœurs jumelles, elles naissent ensemble ; mais quand les couches sont vi-

  1. Ce fut le 16 août que Charles X s’embarqua à Cherbourg. Voir, à l’Appendice, le no V : Le Départ de Cherbourg.