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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le palais Lancellotti, autrefois loué au cardinal Fesch, est maintenant occupé par ses vrais maîtres, le prince Lancellotti et la princesse Lancellotti, fille du prince Massimo. La maison où demeura madame de Beaumont, à la place d’Espagne, a disparu. Quant à madame de Beaumont, elle est demeurée dans son dernier asile, et j’ai prié avec le pape Léon XII à sa tombe.

Canova a pris également congé du monde[1]. Je le visitai deux fois dans son atelier en 1803 ; il me reçut le maillet à la main. Il me montra de l’air le plus naïf et le plus doux son énorme statue de Bonaparte et son Hercule lançant Lycas dans les flots : il tenait à vous convaincre qu’il pouvait arriver à l’énergie de la forme ; mais alors même son ciseau se refusait à fouiller profondément l’anatomie ; la nymphe restait malgré lui dans les chairs, et l’Hébé se retrouvait sous les rides de ses vieillards. J’ai rencontré sur ma route le premier sculpteur de mon temps ; il est tombé de son échafaud, comme Goujon de l’échafaud du Louvre ; la mort est toujours là pour continuer la Saint-Barthélémy éternelle, et nous abattre avec ses flèches.

Mais qui vit encore, à ma grande joie, c’est mon vieux Boguet[2], le doyen des peintres français à Rome. Deux fois il a essayé de quitter ses campagnes aimées ; il est allé jusqu’à Gènes ; le cœur lui a failli et il est

  1. Canova mourut le 13 octobre 1822.
  2. « Le vieux Boguet, le meilleur, le plus humble et le plus doux des peintres. Il avait cette simplicité soumise et cette conversation uniforme que l’auteur recherchait dans ses familiers, parce qu’elle ne l’empêchait pas de penser à autre chose. » (Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 334.)