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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pu me ranger au nombre de ces hommes, fils vertueux de la terre, qui servent le pays avant tout ? Malheureusement je ne suis pas une créature du présent, et je ne veux point capituler avec la fortune. Il n’y a rien de commun entre moi et Cicéron ; mais sa fragilité n’est pas une excuse : la postérité n’a pu pardonner un moment de faiblesse à un grand homme pour un autre grand homme ; que serait-ce que ma pauvre vie perdant son seul bien, son intégrité, pour Louis-Philippe d’Orléans ?

Le soir même de cette dernière conversation au Palais-Royal, je rencontrai chez madame Récamier M. de Sainte-Aulaire[1]. Je ne m’amusai point à lui demander son secret, mais il me demanda le mien. Il débarquait de la campagne encore tout chaud des événements qu’il avait lus : « Ah ! s’écria-t-il, que je

  1. Louis-Clair, comte de Beaupoil de Sainte-Aulaire (1778-1854). Beau-frère de M. Decazes et député de 1815 à 1829, il combattit le ministère Villèle et accueillit avec faveur le ministère Martignac. À la mort de son père (19 février 1829), il entra à la Chambre des pairs. Absent au moment de la Révolution de Juillet, il revint en hâte à Paris ; après quelques hésitations, il adhéra au gouvernement nouveau et reçut l’ambassade de Rome, puis celle de Vienne (1833) et enfin celle de Londres, qu’il occupa de 1841 à 1847. Auteur d’une remarquable Histoire de la Fronde (1827), il fut élu, le 7 janvier 1841, membre de l’Académie française. Il a laissé sur ses diverses ambassades des Mémoires, encore inédits ; il en avait fait quelques lectures à l’Académie, et un bon juge, M. Désiré Nisard, les a caractérisés en ces termes : « Le style de ces Mémoires, précis comme le veut la langue des affaires, pesé et non compassé, comme doit l’être une conversation qui sera répétée ; grave et élevé par moments comme l’histoire ; familier et gracieux, comme les entretiens de politesse qui précèdent les discussions d’affaires, n’ajoutera pas peu aux titres de M. de Sainte-Aulaire comme écrivain. » (Réponse de M. Nisard au discours de réception de M. le duc Victor de Broglie.)