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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le roi arrangea tant bien que mal cette affaire, d’autant plus déplorable, que les acteurs n’inspiraient pas un grand intérêt. Lorsque le fils du Balafré occit Saint-Pol, maréchal de la Ligue, on reconnut dans ce coup d’épée la fierté et le sang des Guises ; mais quand monsieur le dauphin, plus puissant seigneur qu’un prince de Lorraine, aurait pourfendu le maréchal Marmont, qu’est-ce que cela eût fait ? Si le maréchal eût tué monsieur le dauphin, c’eût été seulement un peu plus singulier. On verrait passer dans la rue César, descendant de Vénus, et Brutus, arrière-neveu de Junius, qu’on ne les regarderait pas. Rien n’est grand aujourd’hui, parce que rien n’est haut.

Voilà comme se dépensait à Saint-Cloud la dernière heure de la monarchie ; cette pâle monarchie, défigurée et sanglante, ressemblait au portrait que nous fait d’Urfé d’un grand personnage expirant : « Il avait les yeux hâves et enfoncés ; la mâchoire inférieure, couverte seulement d’un peu de peau, paraissait s’être retirée ; la barbe hérissée, le teint jaune, les regards lents, les souffles abattus. De sa bouche il ne sortait déjà plus de paroles humaines, mais des oracles. »

M. le duc d’Orléans avait eu, sa vie durant, pour le

    salle voisine. En ce moment, l’officier de service, accouru au bruit, ouvrait la porte du salon ; le prince lui ordonna de conduire le maréchal aux arrêts forcés dans sa chambre. Le Roi, instruit de cette scène étrange, en fit quelques reproches au Dauphin, et lui demanda de se réconcilier avec Marmont. On le fit appeler immédiatement ; il fit quelques excuses au prince, qui lui répondit : « J’ai eu moi-même des torts envers vous ; mais votre épée m’a tiré du sang, ainsi nous sommes quittes… » Et il lui tendit la main. »