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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lutionnaire de 1789, et cela me semblait de l’ordre et du silence : le changement des mœurs était visible.

Au Pont-Neuf, la statue d’Henri IV tenait à la main, comme un guidon de la Ligue, un drapeau tricolore. Des hommes du peuple disaient en regardant le roi de bronze : « Tu n’aurais pas fait cette bêtise-là, mon vieux. » Des groupes étaient rassemblés sur le quai de l’École : j’aperçois de loin un général accompagné de deux aides de camp également à cheval. Je m’avançai de ce côté. Comme je fendais la foule, mes yeux se portaient sur le général : ceinture tricolore par dessus son habit, chapeau de travers renversé en arrière, corne en avant. Il m’avise à son tour et s’écrie : « Tiens, le vicomte ! » Et moi, surpris, je reconnais le colonel ou capitaine Dubourg, mon compagnon de Gand, lequel allait, pendant notre retour à Paris, prendre les villes ouvertes au nom de Louis XVIII, et nous apportait, ainsi que je vous l’ai raconté, la moitié d’un mouton pour dîner dans un bouge, à Arnouville[1]. C’est cet officier que les journaux avaient représenté comme un austère soldat républicain à moustaches grises, lequel n’avait pas voulu servir sous la tyrannie impériale, et qui était si pauvre qu’on avait été obligé de lui acheter à la friperie un uniforme râpé du temps de Larevellière-Lépeaux. Et moi de m’écrier : « Eh ! c’est vous ! comment… » Il me tend les bras, me serre la main sur le cou de Flanquine ; on fit cercle : « Mon cher, me dit à haute voix le chef militaire du gouvernement provisoire, en

  1. Sur cet épisode d’Arnouville et sur la première rencontre de Chateaubriand avec le capitaine Dubourg, voir au tome IV, pages 55-56 (Livre V de la Troisième Partie).