Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t5.djvu/325

Cette page a été validée par deux contributeurs.
311
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

c’est de passer du Capitole au Forum, et de se placer à la tête du nouveau mouvement, à moins qu’elle ne se croie encore assez forte pour risquer la guerre civile.

Pendant que j’attendais le retour de M. de Givré, je fus assez occupé à défendre mon quartier. La banlieue et les carriers de Montrouge affluaient par la barrière d’Enfer. Les derniers ressemblaient à ces carriers de Montmartre, qui causèrent de si grandes alarmes à mademoiselle de Mornay lorsqu’elle fuyait les massacres de la Saint-Barthélémy. En passant devant la communauté des missionnaires, située dans ma rue, ils y entrèrent : une vingtaine de prêtres furent obligés de se sauver ; le repaire de ces fanatiques fut philosophiquement pillé, leurs lits et leurs livres brûlés dans la rue[1]. On n’a point parlé de cette

  1. Les missionnaires de la rue d’Enfer, dont parle ici Chateaubriand étaient les prêtres de la Société des Missions de France, fondée par le Père Rauzan, et qui est aujourd’hui la Société des Prêtres de la Miséricorde sous le titre de l’Immaculée Conception. Le 29 juillet, leur maison fut envahie par les émeutiers. « Toutes les chambres sont fouillées, dit un témoin oculaire ; la caisse de l’économe est vidée, la cave elle-même est envahie… De nouvelles bandes surviennent, et, l’exaltation croissant avec l’ivresse, les coups de fusil retentissent à travers les corridors et les escaliers. Partout le pillage et la désolation. Rien n’échappe à l’enlèvement ou à la destruction. Argent, linges, objets précieux, tout disparaît ; les fenêtres sont brisées, les meubles hachés en morceaux et jetés dans la cour ou dans les jardins. On sonde à la baïonnette une terre fraîchement remuée, dans le jardin, et une caisse contenant tous les vases sacrés devient la proie des dévastateurs… Au milieu du tumulte, le P. Rauzan paraît un moment à sa fenêtre, et cherche à apaiser les esprits… Deux balles sifflent à ses oreilles, et un troisième coup, ajusté par un de ces bourreaux égarés, allait atteindre le digne prêtre, lorsqu’un garde national parvient à relever à temps le canon du fusil. La balle, toutefois, effleure de si près le dessus de la tête