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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

serait foudroyée sans aucune chance de succès. La plèbe s’obstina ; l’artillerie fit feu. Les soldats inondèrent les quais et la place de Grève, où débouchèrent par le pont d’Arcole deux autres pelotons de la garde. Ils avaient été obligés de forcer des rassemblements d’étudiants du faubourg Saint-Jacques. L’Hôtel de Ville fut occupé.

Une barricade s’élevait à l’entrée de la rue du Mouton : une brigade de Suisses emporta cette barricade ; le peuple, se ruant des rues adjacentes, reprit son retranchement avec de grands cris. La barricade resta finalement à la garde.

Dans tous ces quartiers pauvres et populaires, on combattit instantanément, sans arrière-pensée : l’étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous ; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue ; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple ; des groupes marchaient au son d’un violon. C’étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe : on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient, avec un laisser-passer de chefs inconnus, des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.

Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en