Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t5.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mot, et, retombant sur mon immense couche, comme si je voulais dormir, la vision de saint Antoine disparut. Je remerciai mon patron saint François dont c’était la fête ; je restai dans les ténèbres moitié riant, moitié regrettant, et dans une admiration profonde de mes vertus.

« C’était pourtant ainsi que je semais l’or, que j’étais ambassadeur, hébergé en toute pompe chez le gouverneur de Lorette, dans cette même ville où le Tasse était logé dans un mauvais bouge et où, faute d’un peu d’argent, il ne pouvait continuer sa route. Il paya sa dette à Notre-Dame de Lorette par sa canzone :

Ecco fra le tempeste e i fieri venti.

« Madame de Chateaubriand fit amende honorable de ma passagère fortune, en montant à genoux les degrés de la santa Chiesa. Après ma victoire de la nuit, j’aurais eu plus de droit que le roi de Saxe de déposer mon habit de noces au trésor de Lorette ; mais je ne me pardonnerai jamais, à moi chétif enfant des muses, d’avoir été si puissant et si heureux, là où le chantre de la Jérusalem avait été si faible et si misérable ! Torquato, ne me prends pas dans ce moment extraordinaire de mes inconstantes prospérités ; la richesse n’est pas mon habitude ; vois-moi dans mon passage à Namur, dans mon grenier à Londres, dans mon infirmerie à Paris, afin de me trouver avec toi quelque lointaine ressemblance.

« Je n’ai point, comme Montaigne, laissé mon portrait en argent à Notre-Dame-de-Lorette, ni celui