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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

J’attendis près d’une heure. On me conseilla d’éviter Saint-Denis, parce que je trouverais des barricades. À Courbevoie, le postillon avait déjà quitté sa veste à boutons fleurdelisés. On avait tiré le matin sur une calèche qu’il conduisait à Paris par l’avenue des Champs-Élysées. En conséquence, il me dit qu’il ne me mènerait pas par cette avenue, et qu’il irait chercher, à droite de la barrière de l’Étoile, la barrière du Trocadéro. De cette barrière on découvre Paris. J’aperçus le drapeau tricolore flottant ; je jugeai qu’il ne s’agissait pas d’une émeute, mais d’une révolution. J’eus le pressentiment que mon rôle allait changer : qu’étant accouru pour défendre les libertés publiques, je serais obligé de défendre la royauté. Il s’élevait çà et là des nuages de fumée blanche parmi des groupes de maisons. J’entendis quelques coups de canon et des feux de mousqueterie mêlés au bourdonnement du tocsin. Il me sembla que je voyais tomber le vieux Louvre du haut du plateau désert destiné par Napoléon à l’emplacement du palais du roi de Rome. Le lieu de l’observation offrait une de ces consolations philosophiques qu’une ruine apporte à une autre ruine.

Ma voiture descendit la rampe. Je traversai le pont d’Iéna, et je remontai l’avenue pavée qui longe le Champ de Mars. Tout était solitaire. Je trouvai un piquet de cavalerie placé devant la grille de l’École militaire ; les hommes avaient l’air tristes et comme oubliés là. Nous prîmes le boulevard des Invalides et le boulevard du Mont-Parnasse. Je rencontrai quelques passants qui regardaient avec surprise une voiture conduite en poste comme dans un temps ordinaire. Le boulevard d’Enfer était barré par des ormeaux abattus.