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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quitte à donner ma démission, après l’avoir rempli. Mais une fois à Rome, que serait-il arrivé ? Je me serais peut-être attardé ; les fatales journées m’auraient pu surprendre au Capitole. Peut-être aussi l’indécision où j’aurais pu rester aurait-elle donné la majorité parlementaire à M. de Polignac qui ne lui faillit que de quelques voix. L’adresse alors ne passait pas ; les ordonnances, résultat de cette adresse, n’auraient peut-être pas paru nécessaires à leurs funestes auteurs : Diis aliter visum.

Je trouvai à Paris madame de Chateaubriand toute résignée. Elle avait la tête tournée d’être ambassadrice à Rome, et certes une femme l’aurait à moins ; mais, dans les grandes circonstances, ma femme n’a jamais hésité d’approuver ce qu’elle pensait propre à mettre de la consistance dans ma vie et à rehausser mon nom dans l’estime publique : en cela elle a plus de mérite qu’une autre. Elle aime la représentation, les titres et la fortune ; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif ; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d’immolation, qu’elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré ; elle n’aurait jamais crié vive le Roi quand même ; mais, quand il s’agit de moi, tout change ; elle accepte d’un esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.

Il me fallait toujours jeûner, veiller, prier pour le salut de ceux qui se gardaient bien de se vêtir du cilice dont ils s’empressaient de m’affubler. J’étais l’âne saint, l’âne chargé des arides reliques de la liberté ; reliques qu’ils adoraient en grande dévotion, pourvu qu’ils n’eussent pas la peine de les porter.