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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Tout mon voyage jusqu’aux Pyrénées fut une suite de rêves : je m’arrêtais quand je voulais ; je suivais sur ma route les chroniques du moyen âge que je retrouvais partout ; dans le Berry, je voyais ces petites routes bocagères que l’auteur de Valentine nomme des traînes[1], et qui me rappelaient ma Bretagne. Richard Cœur-de-Lion avait été tué à Chalus, au pied de cette tour : « Enfant musulman, paix là ! voici le roi Richard ! » À Limoges, j’ôtai mon chapeau par respect pour Molière ; à Périgueux, les perdrix dans leurs tombeaux de faïence ne chantaient plus de différentes voix comme au temps d’Aristote. Je rencontrai là mon vieil ami Clausel de Coussergues ; il portait avec lui quelques-unes des pages de ma vie. À Bergerac, j’aurais pu regarder le nez de Cyrano sans être obligé de me battre contre ce cadet aux gardes : je le laissai dans sa poussière avec ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont pas fait l’homme.

À Auch, j’admirai les stalles sculptées sur des cartons venus de Rome à la belle époque des arts. D’Ossat, mon devancier à la cour du saint-père, était né près d’Auch[2]. Le soleil ressemblait déjà à celui de l’Italie. À Tarbes, j’aurais voulu héberger à l’hôtel de l’Étoile, où Froissart descendit avec messire Espaing

  1. George Sand n’a peut-être pas de plus belles pages descriptives que sa peinture des chemins creux et ombragés du Berry, dans Valentine. Ce roman, le second de George Sand, publié en 1832, deux mois à peine après Indiana, est resté l’un de ses chefs-d’œuvre.
  2. Le cardinal d’Ossat, ambassadeur d’Henri III et d’Henri IV à Rome, était né à la Roque-en-Magnoac, dans le diocèse d’Auch, le 23 août 1536. Il mourut le 13 mars 1604. C’est lui qui obtint du Saint-Siège l’absolution d’Henri IV et fit accepter l’Édit de Nantes.