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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’un homme à qui les femmes ont donné quelque chose de leur séduction et de leur faiblesse ! Pythagore se souvenait d’avoir été une courtisane charmante nommée Alcée[1]. L’ancien secrétaire d’ambassade de l’abbé Sieyès avait aussi une suffisance contenue, un esprit calme un peu jaloux. Je l’avais, en 1823, envoyé en Espagne dans une position élevée et indépendante[2], mais il aurait voulu être ambassadeur. Il était choqué de n’avoir pas reçu un emploi qu’il croyait dû à son mérite.

Mon goût ou mes déplaisances importaient peu. La

  1. Cormenin, dans son Livre des Orateurs (t. II, p. 59) trace ainsi le portrait de Martignac : « Il captivait plutôt qu’il ne maîtrisait l’attention. Avec quel art il ménageait la susceptibilité vaniteuse de nos chambres françaises ! avec quelle ingénieuse flexibilité il pénétrait dans tous les détours d’une question ! quelle fluidité de diction ! quel charme ! quelle convenance ! quel à-propos ! L’exposition des faits avait dans sa bouche une netteté admirable, et il analysait les moyens de ses adversaires avec une fidélité et un bonheur d’expression qui faisaient naître sur leurs lèvres le sourire de l’amour-propre satisfait. Pendant que son regard animé parcourait l’assemblée, il modulait sur tous les tons sa voix de sirène, et son éloquence avait la douceur et l’harmonie d’une lyre. Si, à tant de séductions, si, à la puissance gracieuse de sa parole, il eût joint les formes vives de l’apostrophe et la précision rigoureuse des déductions logiques, c’eût été le premier de nos orateurs, c’eût été la perfection même. » — Un des membres les plus ardents de l’extrême gauche, M. Dupont de l’Eure cédant un jour à son admiration sympathique pour l’éloquence de M. de Martignac, lui avait crié de sa place : « Tais-toi, Sirène. » Ce mot résumait l’impression que ressentait la Chambre toutes les fois que le ministre de l’Intérieur prenait la parole.
  2. Avant l’entrée en campagne et le départ du duc d’Angoulême, il avait fallu rédiger les instructions qu’il devait suivre et lui former un conseil politique. M. de Martignac avait été choisi pour être le chef de ce conseil et avait reçu, à cette occasion, le titre de commissaire civil près l’armée d’Espagne.