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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Le dernier billet que j’ai reçu de madame de Duras fait sentir l’amertume de cette dernière goutte de la vie qu’il nous faudra tous épuiser :

« Nice, 14 novembre 1828.

« Je vous ai envoyé un asclepias carnata : c’est un laurier grimpant de pleine terre qui ne craint pas le froid et qui a une fleur rouge comme le camélia, qui sent excellent ; mettez-le sous les fenêtres de la Bibliothèque du Bénédictin.

« Je vous dirai un mot de mes nouvelles : c’est toujours la même chose ; je languis sur mon canapé toute la journée, c’est-à-dire tout le temps où je ne suis pas en voiture ou à marcher dehors ; ce que je ne puis faire au delà d’une demi-heure. Je rêve au passé ; ma vie a été si agitée, si variée, que je ne puis dire que j’éprouve un violent ennui : si je pouvais seulement coudre ou faire de la tapisserie, je ne me trouverais pas malheureuse. Ma vie présente est si éloignée de ma vie passée, qu’il me semble que je lis des mémoires, ou que je regarde un spectacle[1]. »

« Ainsi je suis rentré dans l’Italie privé de mes appuis, comme j’en sortis il y a vingt-cinq ans. Mais, à cette première époque, je pouvais réparer mes pertes ; aujourd’hui qui voudrait s’associer à

  1. Tout ce qui précède, depuis les mots : la mort qui l’atteignit à Nice, a été ajouté après coup sur le Journal de route de Chateaubriand. Il est bien évident qu’il ne pouvait inscrire sur son journal, le 25 septembre 1828, un billet de Mme de Duras écrit le 14 novembre 1828 ; il ne pouvait non plus parler alors de la mort de Mme de Duras et de son tombeau, puisqu’elle mourut seulement en 1829.