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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Vers onze heures je me couche, ou bien je retourne encore dans la campagne, malgré les voleurs et la malaria : qu’y fais-je ? Rien : j’écoute le silence, et je regarde passer mon ombre de portique en portique, le long des aqueducs éclairés par la lune.

« Les Romains sont si accoutumés à ma vie méthodique, que je leur sers à compter les heures. Qu’ils se dépêchent ; j’aurai bientôt achevé le tour du cadran. »

« Rome, jeudi 8 janvier 1829.

« Je suis bien malheureux ; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades. C’était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J’allais pensant à vous dans ces campagnes désertes ; elles liaient dans mes sentiments l’avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades. Je vais une ou deux fois la semaine à l’endroit où l’Anglaise s’est noyée : qui se souvient aujourd’hui de cette pauvre jeune femme, miss Bathurst[1] ? ses compatriotes galopent le long du fleuve sans penser à elle. Le Tibre, qui a vu bien d’autres choses ne s’en embarrasse pas du tout. D’ailleurs, ses flots se sont renouvelés : ils sont aussi pâles et aussi tranquilles que quand ils ont

  1. Le triste événement auquel Chateaubriand fait ici allusion s’était passé au mois de mars 1824. Miss Bathurst, dans une promenade à cheval au bois du Tibre, avec une société brillante et nombreuse, avait été précipitée dans le fleuve par un faux pas de son cheval et y avait péri. Elle avait dix-sept ans et était remarquablement jolie.