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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagné de l’abbé Louis : M. de Riccé[1], M. de Jaucourt[2] et quelques autres commensaux, volèrent à lui. Plein d’une humeur qu’on ne lui avait jamais vue, l’humeur d’un roi qui croit son autorité méconnue, il refusa de prime abord d’aller chez Louis XVIII, répondant à ceux qui l’en pressaient par sa phrase ostentatrice : « Je ne suis jamais pressé ; il sera temps demain. » Je l’allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s’appuya sur moi en me parlant : familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas. Je l’invitai à venir chez le roi où je me rendais.

Louis XVIII était dans ses grandes douleurs : il s’agissait de se séparer de M. de Blacas ; celui-ci ne pouvait rentrer en France ; l’opinion était soulevée contre lui ; bien que j’eusse eu à me plaindre du favori à Paris, je ne lui en avais témoigné à Gand aucun ressentiment. Le roi m’avait su gré de ma conduite ; dans son attendrissement, il me traita à merveille. On lui avait déjà rapporté les propos de M. de Talleyrand : « Il se vante, » me dit-il, « de m’avoir remis une seconde fois la couronne sur la tête et il me menace de reprendre le chemin de l’Allemagne : qu’en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand ? » Je répondis : « On aura mal instruit Votre Majesté ; M. de Talleyrand est seulement fatigué. Si le roi y consent, je retournerai chez le ministre. » Le roi parut bien aise ; ce qu’il aimait le moins, c’étaient les

  1. Riccé (Gabriel-Marie, vicomte de), né à Bagé-la-Ville (Ain) le 12 juillet 1758, mort à Buzançais (Indre) le 29 novembre 1832. Préfet de l’Orne sous l’Empire, il avait été destitué aux Cent-Jours. Il fut réintégré le 14 juillet 1815, puis appelé à la préfecture de la Meuse (6 août 1817), et (24 février 1819) à celle du Loiret. Élu membre de la Chambre des députés en 1830 par le grand collège de ce dernier département, il vota l’Adresse des 221, adhéra au gouvernement de Louis-Philippe, fut réintégré dans l’administration comme préfet d’Orléans (6 août 1830), et remplacé, comme député, le 28 octobre 1830, par M. Jules de La Rochefoucauld, comte d’Estissac.
  2. Sur le marquis de Jaucourt, voir, au tome III, la note 4 de la page 413. (note 15 du Livre III de la Troisième Partie)