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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

naires. La cime d’un acacia arrivait à la hauteur de l’œil. Des clochers pointus coupaient le ciel, et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil mourant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l’angelus tintait : les sons de la cloche, « qui semblait pleurer le jour qui se mourait, il giorno pianger che si muore, » se mêlaient aux derniers accents de l’invocation à la nuit de Roméo et Juliette, de Steibelt[1]. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre ; je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité.

Dieu, en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j’entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l’ingratitude des cours, la placidité du cœur m’attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d’une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d’une femme, de qui la sérénité s’étendait autour d’elle, sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers

  1. Daniel Steibelt, pianiste et compositeur, né à Berlin en 1765, mort à Saint-Pétersbourg en 1823. Il vint en 1790 à Paris, où il balança le succès de Pleyel. Le 10 septembre 1793, en pleine Terreur, il fit représenter sur le Théâtre de l’Opéra-Comique national, avec un vif succès, Roméo et Juliette. « M. de Chateaubriand, dit M. de Marcellus, p. 328, partageait l’affection que nos grand’mères ont portée à l’habile pianiste, au point qu’il me fallut pour lui plaire chercher à Londres une romance de Steibelt, intitulée : « La plus belle des belles », et la lui faire entendre sur mon piano dans nos soirées de solitude. N’était-ce pas encore dans sa pensée un hommage à Mme Récamier ? »