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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

témoin de l’indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n’ont jamais mis le pied. Qu’importaient aux succès de Bonaparte les jours d’un pauvre faiseur de filets des États romains ? Sans doute, il n’a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu’au nom de sa victime plébéienne.

Le monde n’aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi, je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l’emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu rejaillit en gémissant vers le ciel ; Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d’Albano ; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène[1].

Mon souvenir vague, à peine ébauché dans les pensées de madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l’Anio ? J’avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques ;

  1. Sur cet épisode du pêcheur d’Albano, voyez Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier, tome I, pages 236-239. C’est au mois de septembre 1813 que fut fusillé le pêcheur d’Albano. Un mois après, au mois d’octobre, Napoléon perdait son Empire dans les plaines de Leipsick.