Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t4.djvu/343

Cette page a été validée par deux contributeurs.
329
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur. »

Je commençai à Lausanne, les Remarques sur le premier ouvrage de ma vie, l’Essai sur les révolutions anciennes et modernes. Je voyais de mes fenêtres les rochers de Meillerie : « Rousseau, écrivais-je dans une de ces Remarques, n’est décidément au-dessus des auteurs de son temps que dans une soixantaine de lettres de la Nouvelle Héloïse, dans quelques pages de ses Rêveries et de ses Confessions. Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passion inconnue avant lui. Voltaire et Montesquieu ont trouvé des modèles de style dans les écrivains du siècle de Louis XIV ; Rousseau, et même un peu Buffon, dans un autre genre, ont créé une langue qui fut ignorée du grand siècle[1]. »

  1. Cette longue note (pages 120-123 de la nouvelle édition de l’Essai, publiée en 1826) est une excellente page de critique littéraire. Elle mériterait d’être reproduite en entier. En voici la fin : « Je ne me reproche point mon enthousiasme pour les ouvrages de Rousseau ; je conserve en partie ma première admiration, et je sais à présent sur quoi elle est fondée. Mais si j’ai dû admirer l’écrivain, comment ai-je pu excuser l’homme ? Comment n’étais-je pas révolté des Confessions sous le rapport des faits ? Eh quoi ! Rousseau a cru pouvoir disposer de la réputation de sa bienfaitrice ! Rousseau n’a pas craint de rendre immortel le déshonneur de Mme de Warens ! Que dans l’exaltation de sa vanité, le citoyen de Genève se soit considéré comme élevé au-dessus du vulgaire pour publier ses propres fautes (je modère mes expressions), libre à lui de préférer le bruit à l’estime. Mais révéler les faiblesses de la femme qui l’avait nourri dans sa misère, de la femme qui s’était donnée à lui ! mais croire qu’il couvrira cette odieuse ingratitude par quelques pages d’un talent inimitable, croire qu’en se prosternant aux pieds de l’idole qu’il venait de mutiler, il lui rendra ses droits aux