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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

même gardait un secret penchant pour ses anciens amis. Parmi les patronesses d’Almack’s, on remarquait l’ambassadrice de Russie.

La comtesse de Lieven[1] avait eu des histoires assez ridicules avec madame d’Osmond et George IV. Comme elle était hardie et passait pour être bien en cour, elle était devenue extrêmement fashionable. On lui croyait de l’esprit, parce qu’on supposait que son mari n’en avait pas ; ce qui n’était pas vrai : M. de Lieven était fort supérieur à madame. Madame de Lieven, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune, fatigante, aride, qui n’a qu’un seul genre de conversation, la politique vulgaire ; du reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l’abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait ; elle revêt sa

  1. Dorothée Christophorowna de Benkendorf (1785-1855). Elle avait épousé Christophe Andréiëvitch, prince de Lieven, général dans l’armée russe, gouverneur du tsar Alexandre II et pendant vingt-deux ans ambassadeur à Londres. Le portrait qu’en trace ici Chateaubriand est trop poussé au noir. « Bien qu’étrangère, dit M. de Marcellus, elle dominait les filles d’Albion par une incontestable supériorité d’attitude et de manières. Elle savait causer de tout ; elle avait été fort jolie, et sa taille gardait encore beaucoup plus tard une grande élégance ; elle possédait une merveilleuse aptitude pour la musique ; sa mémoire lui rappelait des opéras entiers qu’elle exécutait à ravir sur le piano. » Justement réputée par son esprit et sa rare intelligence des affaires publiques, elle a été liée avec tout ce que son temps comptait de personnages éminents, dans tous les partis et dans toutes les nationalités. Castlereagh et Canning ont été particulièrement de ses amis, ainsi que le prince de Metternich ; lord Grey lui écrivait chaque matin de son lit un billet demi-politique, demi-galant. On lui a attribué une liaison avec George IV. À Paris, où elle s’était fixée après la mort de son mari, elle a été l’Égérie de M. Guizot qui passait toutes ses soirées chez elle.