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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

élève[1] ; il était chargé à Berlin, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères pendant l’absence de M. le comte de Bernstorff. Sa vie était très touchante : sa femme avait perdu la vue : toutes les portes de sa maison étaient ouvertes ; la pauvre aveugle se promenait de chambre en chambre parmi des fleurs, et se reposait au hasard comme un rossignol en cage : elle chantait bien et mourut tôt.

M. Ancillon, de même que beaucoup d’hommes illustres de la Prusse, était d’origine française : ministre protestant, ses opinions avaient d’abord été très libérales ; peu à peu il se refroidit. Quand je le retrouvai à Rome en 1828, il était revenu à la monarchie tempérée et il a rétrogradé jusqu’à la monarchie absolue. Avec un amour éclairé des sentiments généreux, il avait la haine et la peur des révolutionnaires : c’est cette haine qui l’a poussé vers le despotisme, afin d’y demander abri. Ceux qui vantent encore 1793 et qui en admirent les crimes ne comprendront-ils jamais combien l’horreur dont on est saisi pour ces crimes est un obstacle à l’établissement de la liberté ?

Il y eut une fête à la cour, et là commencèrent pour moi des honneurs dont j’étais bien peu digne. Jean Bart avait mis pour aller à Versailles un habit de drap d’or doublé de drap d’argent, ce qui le gênait beaucoup. La grande-duchesse, aujourd’hui l’impératrice de Russie, et la duchesse de Cumberland choisirent mon bras dans une marche polonaise : mes romans du monde commençaient. L’air de la marche

  1. Frédéric-Guillaume, né le 15 octobre 1795. Il succéda à son père en 1840, sous le nom de Frédéric-Guillaume IV et mourut le 1er janvier 1861.