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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

cens à la première de ces divinités, mais d’avoir cru que les droits qu’elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C’est dans ses opinions qu’un Français met cette indépendance que d’autres peuples placent dans leurs lois. La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu’un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l’écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette réflexion, il n’aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit.

« J’ai, messieurs, fini la tâche que les usages de l’Académie m’ont imposée. Près de terminer ce discours, je suis frappé d’une idée qui m’attriste ; il n’y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu’il se préparait à publier : et c’est moi qui juge aujourd’hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon cœur, j’aimerais mieux encore être exposé aux satires d’un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup, et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu… Qui ne serait effrayé, messieurs, en pen-