Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

il était naturellement généreux ; ce fut même cette générosité de caractère qui l’entraîna dans des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu’elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientôt trompé dans son espérance, son humeur s’aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments qui font le charme de la vie ? Heureux s’il n’eût vu d’autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né ! s’il n’eût contemplé d’autres ruines que celles de Sparte et d’Athènes ! Je l’aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu’il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes ! Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l’eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vain souhait ! M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d’une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s’incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours… On ne m’a point raconté ses derniers moments.

« Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les agitations, nous n’échapperons pas aux regards de l’histoire. Qui peut se flatter d’être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne n’avait l’usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d’indulgence pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine,