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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles : je ne troublerai point la mémoire d’un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis ; il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la détendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un écueil ? Car en portant à M. Chénier ce tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu’un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah ! qu’il eût été plus heureux pour M. Chénier de n’avoir point participé à ces calamités publiques, qui retombèrent enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c’est que de perdre dans les orages un frère tendrement chéri. Qu’auraient dit nos malheureux frères si Dieu les eût appelés le même jour à son tribunal ? S’ils s’étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : « Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d’amour et de paix ; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. » Tels auraient été leurs cris fraternels.

« Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l’hommage que je rends ici à son frère, car