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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poète[1] célèbre qui chanta la nature d’une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l’admirable flexibilité d’un talent qui sut rendre avec un mérite égal les beautés régulières de Virgile et les beautés incorrectes de Milton ? Non : je vous montrerais aussi ce poète ne voulant pas se séparer de ses infortunés compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler ; illustre banni au milieu de cette foule d’exilés dont j’augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents et sa gloire, ne l’avaient pas mis dans sa patrie à l’abri des persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime et la rassurante immortalité de la vertu : Rassurez-vous, vous êtes immortels[2].

« Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d’un ami bien cher à mon cœur, d’un de ces amis[3] qui, selon Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l’adversité plus légère, je vanterais la finesse

  1. L’abbé Delille.
  2. C’est un vers du Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme, composé par l’abbé Delille pendant la Terreur. Voici les strophes auxquelles Chateaubriand faisait allusion :

    Oui, vous qui, de l’Olympe usurpant le tonnerre,
    Des éternelles lois renversez les autels ;
     Lâches oppresseurs de la terre,
     Tremblez, vous êtes immortels !
    Et vous, vous du malheur victimes passagères,
    Sur qui veillent d’un Dieu les regards paternels,
    Voyageurs d’un moment aux terres étrangères,
     Consolez-vous, vous êtes immortels !

  3. M. de Fontanes.