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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

le fugitif de l’île d’Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d’être fidèles au monarque que la France s’était choisi. La famille de Bonaparte avait été respectée ; la reine Hortense avait accepté de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu ; Murat, qui régnait encore à Naples, n’eut son royaume vendu que par M. de Talleyrand pendant le congrès de Vienne.

Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le cœur : chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour ; quitte à changer de direction, la difficulté franchie : la jeunesse seule était sincère, parce qu’elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu’il renonce à la couronne ; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran[1], et il

    verrait l’Empereur pour le lui dire. L’Empereur ne manifesta ni mécontentement ni surprise, il n’avoua ni ne désavoua l’ordre : « Vous irez, dit-il, dans le Midi, vous acculerez le prince à la mer jusqu’à ce qu’il s’embarque. Partez. » Puis il rappela M. de Grouchy et, d’un ton assuré et ferme, lui dit : « Souvenez-vous surtout de l’ordre que vous recevez de moi : si vous prenez le prince, gardez-vous bien qu’il tombe un cheveu de sa tête. » Après un moment et le signe d’une profonde réflexion : « Non, vous garderez le prince jusqu’à ce que je sois informé et que vous receviez mes ordres. » Le général partit. (Vie du comte d’Hauterive, page 398. — 1839.)

  1. L’article de Benjamin Constant parut dans le Journal des Débats du 19 mars. Voici la fin de cette éloquente philippique, de cet inoubliable article, — que seul, son auteur devait, dès le lendemain, oublier : « Du côté du Roi, la liberté constitutionnelle, la sûreté, la paix ; du côté de Bonaparte, la servitude, l’anarchie et la guerre. Qui pourrait hésiter ? Quel peuple serait plus digne que nous de mépris si nous lui tendions les bras ? Nous deviendrions la risée de l’Europe après en avoir été la ter-