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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries.

Auprès du prodige de l’invasion d’un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier : la légitimité tomba en défaillance ; la pâmoison du cœur de l’État gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par étapes ; ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement, maître de tout, disposant de l’argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d’abattre un arbre, pour retarder au moins d’une heure la marche d’un homme à qui les populations ne s’opposaient pas, mais qu’elles ne suivaient pas non plus.

Cette torpeur du gouvernement semblait d’autant plus déplorable que l’opinion publique à Paris était fort animée ; elle se fût prêtée à tout, malgré la défection du maréchal Ney. Benjamin Constant écrivait dans les gazettes :

« Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n’eût pensé qu’il le quittait pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd’hui de liberté ? Mais c’est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n’avait pas l’excuse des souvenirs, l’habitude du pouvoir ; il n’était pas né