Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/490

Cette page a été validée par deux contributeurs.
476
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l’Inconstant, son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée trois proclamations à l’armée et à la France ; quelques felouques, chargées de ses compagnons d’aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d’étoiles. Le 1er mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Jouan : il descend, parcourt la rivière, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d’oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, Barrème, Digne et Gap. À Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s’avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l’égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l’attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d’Arcole, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, d’Eylau, de la Moskowa, de Lutzen, de Bautzen, lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l’entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore : et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent