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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

à célébrer la mémoire d’un homme qui se fit remarquer par l’ardeur de ses opinions dans un temps de calamités. Que réserverons-nous, dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une généreuse indulgence ? La postérité rendra justice à la mémoire de Milton ; mais nous, nous devons une leçon à nos fils ; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s’allient aux passions, et qu’il vaut mieux se condamner à l’obscurité que de se rendre célèbre par les malheurs de sa patrie.

« Imiterai-je, messieurs, ce mémorable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n’empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j’espère vous prouver aussi que j’ai la même loyauté.

« Il eût été curieux sans doute de voir ce qu’un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l’homme dont j’occupe aujourd’hui la place. Il serait intéressant d’examiner l’influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire à la renommée, et qui n’aboutissent qu’à l’oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c’est