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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

que lui Bonaparte portait l’habit d’un colonel autrichien et se couvrait du manteau d’un général russe ! Il fallait cruellement aimer la vie : ces immortels ne peuvent consentir à mourir.

Moreau disait de Bonaparte : « Ce qui le caractérise, c’est le mensonge et l’amour de la vie : je le battrai et je le verrai à mes pieds me demander grâce. » Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte ; il tombait dans la même erreur que Lord Byron. Au moins, à Sainte-Hélène, Napoléon, agrandi par les Muses, bien que peu noble dans ses démêlés avec le gouverneur anglais, n’eut à supporter que le poids de son immensité. En France, le mal qu’il avait fait lui apparut personnifié dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes.

Cela est trop vrai ; mais Bonaparte ne doit pas être jugé d’après les règles que l’on applique aux grands génies, parce que la magnanimité lui manquait. Il y a des hommes qui ont la faculté de monter et qui n’ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés : comme l’ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré ; sa ductilité lui fournissait des moyens de salut et de renaissance : avec lui tout n’était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de mœurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l’esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d’Attale ou dans le rôle de César. Encore un moment, et vous verrez, du fond de sa dégradation, le nain relever sa tête de