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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

chambre où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains. Je ne le reconnus pas d’abord, et je m’approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu’un marcher, et me laissa voir son visage arrosé de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et tout le temps que l’hôtesse fut dans la chambre, il ne me parla que de choses indifférentes. Mais lorsqu’elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul ; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence.

« Nous lui fîmes savoir qu’on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit, pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghers.

« On se mit à table, mais comme ce n’étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d’être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l’agitaient, et prit de tout ce qu’on lui offrit ; il fit semblant d’y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher ; quelquefois il jetait dessous la table ce qu’il avait accepté, pour faire croire qu’il l’avait mangé. Son dîner fut composé d’un peu de pain et d’un flacon de vin qu’il fit retirer de sa voiture et qu’il partagea même avec nous.

« Il parla beaucoup et fut d’une amabilité très remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l’hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître