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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

dulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu’avait dû éprouver un Romain lorsque, du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d’Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l’amour aux lettres et à la religion.

Paris depuis des siècles n’avait point vu la fumée des camps de l’ennemi, et c’est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre : il y revenait laissant derrière lui l’énorme incendie de ses inutiles conquêtes.

On se précipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protéger l’abbaye fortifiée de Saint-Victor : le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d’abondance que Bonaparte n’avait pas eu le temps d’achever, au delà de l’emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes (lieux qui racontaient notre successive histoire), la foule regardait les feux de l’infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs. Jamais la France mili-