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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

une tempête, lorsqu’un colosse de granit s’ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l’hiver, qui n’avait encore été que l’automne de ces climats, descend. Les Russes n’avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui.

À Wilna on ne rencontra que des Juifs qui jetaient sous les pieds de l’ennemi les malades qu’ils avaient d’abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen : des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n’existait ; un pont, ouvrage de l’ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l’innombrable artillerie qui, au mois de juin, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu’un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu’à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen : ce serait toujours même à ce