Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/343

Cette page a été validée par deux contributeurs.
331
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

les pontonniers et les sapeurs : ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué.

Deux ponts sont jetés ; une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu’au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l’arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d’un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d’Éblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s’écrie : « J’ai trompé l’amiral ! » L’exclamation était naturelle ; les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n’avait point été trompé. L’amiral Tchitchagof avait tout aperçu ; il s’était simplement laissé aller à son caractère : quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu’il aurait toujours le temps d’exterminer les Français quand il se serait bien chauffé : il céda à son tempérament. Retiré aujourd’hui à Londres[1], ayant

    comte de l’Empire et membre du Sénat conservateur, il ne fut pas des derniers à voter la déchéance de l’empereur et fut nommé pair de France par Louis XVIII, le 4 juin 1814. Il se tint à l’écart pendant les Cent-Jours et fut créé marquis par le roi en 1817.

  1. L’amiral Paul Tchitchagof avait épousé la fille d’un amiral anglais, miss Elisabeth Proby. Sa perte le plongea dans une douleur inconsolable, et il ne tarda pas à aller fixer son existence en Angleterre, auprès de la famille de sa femme. Il mourut à Paris, au mois de septembre 1849, âgé de 82 ans. C’était un grand ami de Mme Swetchine et de Joseph de Maistre. Les lettres de de Maistre à l’amiral (Correspondance, tomes III, p. 393, 439, 449, 461, 481 ; IV, 489 ; V, 455 ; VI, 133) sont parmi les plus belles du grand écrivain.