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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d’y laisser entrer personne avant que les postes n’eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L’air retentit des imprécations des désespérés forclos, vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d’uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l’air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s’élèvent contre la troupe privilégiée : « L’armée n’aurait-elle jamais que ses restes ? » Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres ; on les repousse ; on se bat : les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L’air était empesté de la corruption d’une multitude d’anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d’imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s’étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d’un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère