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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l’avenir ! » Bonaparte raisonnait logiquement ; il s’agissait de sa dynastie : aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s’il s’était agi de la race de saint Louis ?

Bonaparte apprit l’accident de Paris au milieu d’un désert, parmi les débris d’une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s’anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu’il avait suffi d’un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale : hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n’y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s’était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part « que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c’était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l’aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu’il n’y avait plus qu’à fuir ? »

Quand l’aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l’interrompit : « Colonel, je ne vous demande pas ces détails. » — Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l’Empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats ; sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l’image des deux parts de sa vie.