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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’hiver, l’hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l’été les mousses fleuries de Pultava.

Le 6 novembre (1812) le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussure sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Égarés dans l’étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s’élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d’être obligé, à l’étape déserte, de s’entourer des précautions d’un ost sain, largement pourvu, de poser des sentinelles, d’occuper des postes, de placer des grand’gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s’asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s’enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s’était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les