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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient.

Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu’à Wiasma ; il le dépassa, n’ayant point trouvé l’ennemi qu’il craignait d’y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo ; là il apprit qu’un combat s’était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal : nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis.

Cette suite d’affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l’oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d’avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n’y a peut-être que moi qui, dans les soirées d’automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu’ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal : qu’il vienne du chien ou de l’homme, le vernis est du même prix, et il n’est pas plus brillant, qu’il ait été tiré de l’obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd’hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus. Heureux compagnons de Charles XII, vous n’avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant