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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Français ; l’Espagnol avait soutenu sa renommée de courage : Naples et l’Andalousie n’avait été pour eux que les regrets d’un doux songe. On a dit que Bonaparte n’avait été vaincu que par l’Europe entière, et c’est juste ; mais on oublie que Bonaparte n’avait vaincu qu’à l’aide de l’Europe, de force ou de gré son alliée.

La Russie résista seule à l’Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l’Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l’Europe ne marchait qu’à regret sous son maître. La France, au contraire, n’était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n’avait que son courage et le souvenir de sa gloire.

Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n’avait souci que de ses intérêts ; lorsqu’il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s’obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite, éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s’écriait : « Que d’atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! » Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d’incrédulité, et se retirait. L’homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu’il l’avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins ; en vain les anciens