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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. — C’est un conseil de lion, répond Napoléon : mais que dirait Paris ? La France ne s’accoutumerait pas à mon absence[1]. » — « Que dit-on de moi à Athènes ? » disait Alexandre.

Il se replonge aux incertitudes : partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent. Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée : ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s’achemine par l’une des deux routes de Kalouga.

Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l’Afrique qui s’endorment après s’être repus, il s’était oublié ; c’était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d’un homme pareil. Pendant ce temps-là, l’astre de sa destinée s’inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l’hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres ; il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l’arrière-garde, a l’ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin[2].

  1. Ségur, liv. VIII, chap. XI.
  2. On achève d’imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d’État sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d’Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d’une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l’ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son ima-