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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

frères : Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d’un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l’ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu’aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu’un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l’en retirer ?

Ces placets de l’infortune, présenté par la mort à la puissance, n’étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d’autres soins : moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait, comme en quittant l’Égypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu’un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l’immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides : elle eût fait le pendant des chefs-d’œuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu’on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour : « Que me veulent ces oiseaux ? » disait Bonaparte.

On touchait au moment fatal : Daru élevait des objections contre divers projets qu’exposait Bonaparte : « Quel parti prendre donc ? s’écria l’empereur. — Rester ici, faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l’hiver ; faire saler les chevaux qu’on ne pourra nourrir ; attendre le printemps ; nos renforts