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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d’Austerlitz.

Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d’abord l’incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin : il renfermait un magasin à poudre ; un parc d’artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d’autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s’écrie : « Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ![1] »

Le bruit se répand que le Kremlin est miné : des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s’élargissent, se rapprochent, se touchent : la tour de l’Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d’un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n’est plus qu’une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l’illumination, est comme traversé des clartés mobiles d’une aurore boréale.

La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante ; deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu’occupait Napoléon.

  1. Ségur, livre VIII, chap. VI.