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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

vous venez de voir que le conseil de guerre l’obligeait de se retirer. Rostopschin demeura seul.

La nuit descend : des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu’il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschin ordonne d’ouvrir les prisons : du milieu d’une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d’illuminés allemands, est accusé d’avoir voulu livrer sa patrie et d’avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils : « Moi, bénir un traître ! » s’écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu.

« Pour toi, dit Rostopschin au Français, tu devais désirer l’arrivée de tes compatriotes : sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n’a eu qu’un seul traître et qu’il est puni. »

Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l’incendie, quand le moment sera venu. Rostopschin sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage.

Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s’appelait le Mont-du-Salut, parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles