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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

jusque vers les deux heures après minuit, le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n’étions pas éloignés des rochers appelés les Mainquiers, nous mîmes à l’ancre dans le dessein d’attendre le jour ; mais le vent ayant fraîchi et craignant qu’il n’augmentât davantage, nous continuâmes notre route. Peu de moments après, la mer devint très grosse, et notre compas ayant été brisé par une vague, nous restâmes dans l’incertitude de la route que nous faisions. La première terre dont nous eûmes connaissance le 7 (il pouvait être alors midi) fut la côte de Normandie, ce qui nous obligea à mettre à l’autre bord, et de nouveau nous revînmes mettre à l’ancre près des rochers appelés Écreho, situés entre la côte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligèrent à rester dans cette situation tout le reste du jour et la journée du 8. Le 9 au matin, dès qu’il fit jour, je dis à Depagne qu’il me paraissait que le vent avait diminué, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d’où venait le vent. Il me dit qu’il ne voyait plus les rochers près desquels nous avions mis l’ancre. Je jugeai alors que nous allions en dérive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempête ne nous laissait d’autre ressource que de nous jeter à la côte. Comme nous ne voyions point la terre, j’ignorais à quelle distance nous pouvions en être. Ce fut à ce moment que je jetai à la mer mes papiers, auxquels j’avais pris la précaution d’attacher une pierre. Nous fîmes alors vent en arrière et fîmes côte, vers les neuf heures du matin, à Bretteville sur-Ay, en Normandie.