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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

feu de nos batteries et en s’opiniâtrant à reprendre ce qu’il avait perdu. C’est la cause de son immense « perte[1]. »

Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute : quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d’entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein[2] eut le visage fendu d’un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites : il rappelait d’autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel : « Colonel, qu’avez-vous fait d’un de vos bataillons ? — Sire, il est dans la redoute. » Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille : ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino.

Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte : « L’empereur parcourut, » dit-il, « le champ de bataille. Jamais aucun ne

  1. Extrait du dix-huitième bulletin de la Grande-Armée.
  2. Auguste du Vergier, comte de La Rochejaquelein (1783-1868). Il était le second frère de Monsieur Henri. L’ardeur de son royalisme ne l’avait pas empêché de prendre du service dans les armées impériales, où il entra avec le titre de sous-lieutenant. La blessure qu’il avait reçue à la Moskowa et dont il porta la trace toute sa vie lui valut d’être surnommé le Balafré. Sous la Restauration, devenu colonel des grenadiers à cheval, puis maréchal de camp, il prit part à la guerre d’Espagne en 1823 et combattit en 1828 dans les rangs de l’armée russe, alors en guerre contre les Turcs. Mis en non-activité pour refus de serment, après la révolution de 1830, il fut condamné à mort par contumace, en 1833, sous l’inculpation d’avoir essayé de soulever la Vendée. — Il avait épousé, en 1819, la fille aînée de la duchesse de Duras, qui fut l’une des amies les plus dévouées de Chateaubriand.