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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rope les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés.

Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine : point de repos pour eux qu’ils n’aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s’était emparé de Napoléon ; il n’y avait plus que lui en lui. Jusqu’alors il n’avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d’un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s’inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. À Kolodrina il y eut une affaire meurtrière : on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. À Dorogobouj, rencontre d’un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine : trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays.

Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. À chaque bivouac, l’empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu’il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu’il poussait du pied.