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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Il le fit noir comme j’étais alors ; mais il le remplit de son génie. M. Denon[1] reçut le chef-d’œuvre pour le Salon[2] ; en noble courtisan, il le mit prudemment à l’écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie après avoir regardé les tableaux, il dit : « Où est le portrait de Chateaubriand ? » Il savait qu’il devait y être : on fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait : « Il a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée. »

Étant un jour retourné seul à la vallée, Benjamin, le jardinier[3], m’avertit qu’un gros monsieur étranger m’était venu demander ; que, ne m’ayant point trouvé, il avait déclaré vouloir m’attendre ; qu’il s’était fait faire une omelette, et qu’ensuite il s’était jeté sur mon lit. Je monte, j’entre dans ma chambre, j’aperçois quelque chose d’énorme endormi ; secouant cette masse, je m’écrie : « Eh ! eh ! qui est là ? » La masse tressaillit et s’assit sur son séant. Elle avait la tête couverte d’un bonnet à poil, elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetée qui tenaient ensemble, son visage était barbouillé de tabac et sa langue tirée. C’était mon cousin Moreau ! Je ne l’avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la régie. Mon ancien

    teur de l’admirable tableau d’Atala au tombeau. Malheureusement je n’ai pas l’art de M. Girodet, et tandis qu’il embellit mes peintures, j’ai bien peur de gâter les siennes. »

  1. Dominique Vivant, baron Denon (1745-1825). Il était, sous l’Empire, directeur général des Musées.
  2. Le portrait de Chateaubriand fut exposé au Salon de 1808.
  3. « Maître Benjamin, le plus fripon des jardiniers… » Souvenirs de Mme de Chateaubriand.