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l’homme du dernier siècle descend de la scène, l’homme du nouveau siècle y monte ; Washington, au bout de ses prodiges, cède la place à Bonaparte[1], qui recommence les siens. Le 9 novembre, le président des États-Unis ferme l’année 1799 ; le premier consul de la République française ouvre l’année 1800 :

Un grand destin commence, un grand destin s’achève.

(Corneille.)

C’est sur ces événements immenses qu’est écrite la partie de mes Mémoire que vous avez vue, ainsi qu’un texte moderne profanant d’antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l’éclat de Napoléon ; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d’infortune, et les joyeuses détresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misères hilareuses de Peltier. Napoléon était de mon âge : partis tous les deux du sein de l’armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l’ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre ? Et néanmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d’Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une

  1. Washington mourut le 9 novembre 1799.