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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de mon pavillon ; en attendant, je simulai des créneaux sur le mur qui me séparait du chemin : je précédais ainsi la manie du moyen âge qui nous hébète à présent. La Vallée-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette ; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j’avais planté l’Infirmerie de Marie-Thérèse[1], et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m’attacher à présent au moindre morceau de terre ; je n’aurai dorénavant pour jardin que ces avenues honorées de si beaux noms autour des Invalides, et où je me promène avec mes confrères manchots ou boiteux. Non loin de ces allées, s’élève le cyprès de madame de Beaumont ; dans ces espaces déserts, la grande et légère duchesse de Châtillon s’est jadis appuyée sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu’au temps : il est bien lourd !

Je travaillais avec délices à mes Mémoires, et les Martyrs avançaient ; j’en avais déjà lu quelques livres à M. de Fontanes. Je m’étais établi au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothèque : je consultais celui-ci et puis celui-là, ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m’apercevais que la lumière, en y pénétrant, en détruisait le mystère.

  1. L’Infirmerie de Marie-Thérèse, située rue d’Enfer, au numéro 86 (aujourd’hui rue Denfert-Rochereau no 92), avait été fondée par M. et Mme de Chateaubriand, qui y consacrèrent des sommes considérables. Mme de Chateaubriand a été enterrée sous l’autel de la chapelle. Derrière l’autel, sur une tablette de marbre noir, on lit cette inscription :

    Distinguée par l’exercice des bonnes œuvres qu’inspire la religion, elle a voulu faire bénir sa mémoire par la pieuse fondation de l’Infirmerie de Marie-Thérèse, faite de concert avec son époux.