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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Français qu’il eût successivement fait venir d’Égypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changé la face du monde. »

Avant de se retirer de Saint-Jean-d’Acre, l’armée française avait touché Tyr : désertée des flottes de Salomon et de la phalange du Macédonien, Tyrne gardait plus que la solitude imperturbable d’Isaïe ; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d’aboyer.

Le siège de Saint-Jean-d’Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 24, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu’on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes[1] de leur administrer une forte dose d’opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue : « Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. » « On ne leur administra point d’opium, dit M. Thiers, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd’hui détruite. »

Est-ce une calomnie ? est-elle détruite ? C’est ce que je ne saurais affirmer aussi péremptoirement que le brillant historien ; son raisonnement équivaut à ceci : Bonaparte n’a point empoisonné les pestiférés par la raison qu’il proposait de les empoisonner.

Desgenettes, d’une pauvre famille de gentilshommes

  1. René-Nicolas Dufriche, baron Desgenettes (1762-1837). Médecin en chef de l’armée d’Égypte, lors de la peste de Jaffa, il ne craignit point, pour relever le courage du soldat, de s’inoculer le virus pestilentiel. Devenu en 1804 inspecteur général du service de santé, il fit en cette qualité toutes les campagnes de l’Empire. On lui doit une Histoire médicale de l’armée d’Orient, publiée en 1812.