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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l’entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant grâce de la vie. Il s’écriait : « De quoi suis-je coupable ? quel mal ai-je fait ? » Les larmes qu’il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. À l’exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j’ai parlé, puis, se prenant la main, après l’avoir portée sur le cœur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moments, leur religion et l’espérance d’un avenir heureux. Ils semblaient se dire : « Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d’un bonheur durable. » Ainsi ce bien-être après la vie, que lui promet le Coran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur.

« Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis… faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s’y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que